Lettre à Félix Faure
Smolensk, à quatre-vingts lieues de Moscou,
24 août 1812.
J'ai reçu ta lettre en douze jours, quoiqu'elle ait fait huit cents lieues, comme tout ce qui nous arrive de Paris. Tu es bien heureux et j'en suis content. Je n'ai plus d'idée de ce mien conseil que tu trouves bon. Serait-ce celui
de commencer de bonne heure à travailler à l'édition de Montesquieu et de marier l'idée de cet ouvrage à celle de ton
bonheur ?
Le mien n'est pas grand d'être ici. Comme l'homme change ! Cette soif de voir que j'avais autrefois s'est tout à fait éteinte depuis que j'ai vu Milan et l'Italie, tout ce que je vois me rebute par la grossièreté. Croirais-tu que, sans rien qui me touche plus qu'un autre, sans rien de personnel, je suis quelquefois sur le point de verser des larmes ? Dans cet océan de
barbarie, pas un son qui réponde à mon
âme ! Tout est grossier, sale, puant au
physique et au moral. Je n'ai eu un peu
de plaisir qu'en me faisant faire de la
musique sur un petit piano discord, par
un être qui sent la musique comme moi la
messe. L'ambition ne fait plus rien sur
moi le plus beau cordon ne me semblerait
pas un dédommagement de la boue où
je suis enfoncé. Je me figure les hauteurs
que mon âme (composant des ouvrages,
entendant Cimarosa et aimant Angela,
sous un beau climat) que mon âme
habite, comme des collines délicieuses
loin de ces collines, dans la plaine, sont
des marais fétides j'y suis plongé et rien
au monde, que la vue d'une carte géographique,
ne me rappelle mes collines.
Croirais-tu que j'ai un vif plaisir à faire
des affaires officielles qui ont rapport à
l'Italie ? J'en ai eu trois ou quatre, qui,
même finies, ont occupé mon imagination
comme un roman.
J'ai éprouvé une contrariété de détail
dans le pays de Wilna, à Boyardowiscoma
(près de Krasnoïé), où j'ai rejoint quand ce
pays n'était pas encore organisé. J'ai eu
des peines physiques extrêmes. Pour
arriver, j'ai laissé ma calèche derrière, et
cette calèche ne me rejoint point. Il est
possible qu'elle ait été pillée. Pour moi,
personnellement, ce ne serait qu'un demimalheur,
4.000 fr. environ d'effets perdus
et l'incommodité, mais je portais des
effets à tout le monde. Quel sot compliment
à faire aux gens !
Ceci, cependant, n'influe pas sur la
manière d'être que je t'ai exposée. Je
vieillis. Il dépend de moi d'être plus actif
qu'aucune des personnes qui sont dans
le bureau où j'écris, l'oreille assiégée par
des platitudes, mais je n'y trouve nul
plaisir. Où est le bureau de Brunswick
ou celui de Vienne ? Tout cela tend
furieusement à me faire demander la
sous-préfecture de Rome. Je n'hésiterais pas si j'étais sûr de mourir à quarante ans.
Cela pèche contre le beylisme. C'est une
suite de l'exécrable éducation morale que
nous avons reçue. Nous sommes des
orangers venus, par la force de leur germe,
au milieu d'un étang de glace, en Islande.
Ecris-moi plus longuement j'ai trouvé
ta lettre bien courte pour huit cents lieues.
Engage Angela à m'écrire. Je n'aime
pas plus Paris qu'à Paris je suis blasé
pour cette ville comme toi, je crois mais
j'aime les sensations que Painting and
Opera-Buffa m'y ont données pendant
six mois.
Adieu, je crois qu'on part.
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